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Le stoïcisme à l’épreuve des émotions : analyse d’un psychologue

  • Photo du rédacteur: francoisregisribes
    francoisregisribes
  • 18 sept.
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 29 sept.


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Le Stoïcisme contemporain, dont les vidéos de développement personnel avec des statues grecques pour vignette donnent un bon aperçu, fait beaucoup parler. Que ce soit dans sa critique ou son éloge, philosophes, entrepreneurs, influenceurs, traitent le sujet de manière assez univoque sans éclairage alternatif. J’ai donc choisi d’y apporter mon analyse de psychologue car ce courant a beaucoup à nous apprendre sur ce qu’est l'émotion et sur le rapport que nous pouvons entretenir avec elle. 




Voir les choses différemment ?


“Ce n’est pas l'événement qui vous affecte, c’est ce que vous en faites et la manière dont vous le percevez”. Ce principe simple résumant le cœur de la philosophie stoïque révèle son postulat implicite : entre une situation et l’effet émotionnel qu’elle suscite, se glisse un point de vue, une pensée, une impression subjective… Bref, entre la situation et l’émotion s’intercale une interprétation. De là découlera une réaction plus ou moins constructive. Le schéma est globalement le suivant : 


Situation → Interprétation → Émotion 


Il n’y a rien à redire à ce postulat simple et efficace qui, d’ailleurs, est également celui  de la psychologie contemporaine et plus particulièrement des thérapies cognitivo-comportementales que je pratique moi-même. 


Ce qu’on peut critiquer, c’est la manière rigide dont le stoïcisme contemporain applique ce principe. Il réduit en effet tout problème à un seul cas de figure : 

Situation d’inconfort → “Je n’aime pas l’inconfort” → Tristesse, frustration.

Les contenus de développement personnel volent alors à notre secours et nous délivrent la clé : 

Situation d’inconfort→ “l’inconfort me  met au défi, me renforce” → enthousiasme 


Cela marche effectivement lorsque l’interprétation de la personne à l’origine de l’émotion négative est effectivement imprégnée d’intolérance à l’inconfort et que l’idée de se renforcer fait effectivement sens pour elle. Il y a cependant 2 problèmes. 


  1. L’interprétation à l’origine d’une émotion négative est souvent bien plus complexe, implicite et difficile à identifier


  1. La finalité de la personne n’est pas toujours la recherche de développement et de positivité qui sont les mots d’ordre du stoïcisme contemporain. 


Un de mes patients, appelons-le Simba, me confie rentrer en larmes chez lui après un repas de famille. Que peut-il bien se dire ? Quelle interprétation s’intercale entre la situation “Repas de famille” et l’émotion “Tristesse” ? Il me répond ceci : “La dernière fois, mon père m’a critiqué, on s’est engueulé, c’est désagréable”. Soit. Cependant, je remarque qu’il s’était également pris la tête avec un ami en parlant politique et que cela ne l’a pas empêché de le revoir pour autant. Une investigation fine est nécessaire pour identifier précisément l’interprétation sous-jacente à une émotion difficile. En l'occurrence, après une enquête minutieuse, l'interprétation à l’origine de son mal ressemblait davantage à ceci : “J’ai l’impression de ne plus vraiment avoir ma place en famille, mon père n'est jamais fier de ce que je fais. Je ne sais pas si c’est lui qui est trop sévère ou moi qui ne suis bon à rien”. 


Là où le stoïcisme contemporain pourrait voir dans cette tristesse une exagération de la gravité à être critiqué, il semble que l’enjeu soit un peu plus complexe, ce qui illustre notre premier problème. Venons-en au second. Une fois identifiée, par quoi remplacer cette interprétation ? “Voyez cette confrontation à votre père comme une opportunité !”. Soit, mais une opportunité de quoi ? De grandir, de se renforcer, de s'entraîner à faire face à la critique… C’est ce que répondrait le stoïcisme contemporain qui n’envisage qu’une seule finalité valable : la positivité et la croissance. C’est là qu’il perd de son impact. Tout le monde n’est pas réceptif à cette proposition, car elle ne correspond pas au projet existentiel de tout un chacun. J'emprunte ce concept de projet existentiel à Sartre qui désigne le choix profond et durable que l’on fait de soi-même et qui imprègne notre rapport à toute chose. Par exemple, je remarque que le projet existentiel de mon patient Simba est de trouver sa place légitime parmi les autres. Aussi, ce projet existentiel imprègne sa manière quotidienne d’agir, de penser et de ressentir. Il me dit être très investi dans son travail, se décrit comme un “caméléon social” dans ses relations car s’adapte constamment aux autres quel que soit le milieu. Sans être maniaque pour autant, une légère tension s’empare de lui lorsqu’il constate que sa voiture déborde légèrement de la ligne de son emplacement de parking... De sa décision de vie la plus sérieuse jusqu’au choix de son après-rasage, tout en lui exprime ce choix fondamental qu’il fait de lui-même, ce projet existentiel d’être à sa juste place parmi les autres. Il pourrait se choisir de mille manières différentes, être le meilleur, être aimé, être libre, être en progression constante… autant de modes d’existence qui changeraient radicalement son rapport au monde. Or, son choix est celui-ci, c’est à l’aune de ce projet que je dois lui proposer une interprétation alternative quant à la non-reconnaissance de son père. “Ne serait-il pas temps de prendre votre place plutôt que d’attendre qu’on vous la donne ?”, lui dis-je, sur le ton énigmatique que je prends toujours pour accompagner ma phrase d’un effet de style. Simba ne se sent pas concerné par le bien-être et le fait de positiver, il se sent encore moins proche de la croissance personnelle qu’il considère comme une boursouflure de l’ego qui empiète sur l’espace des autres et va justement à l’encontre de son projet existentiel. En revanche, il est sensible à ma question. Il comprend par là que l’interprétation initiale qu’il fait de la critique de son père doit être remplacée par “le regard de mon père ne détermine ni la légitimité de ma place dans ma famille, ni celle de ma place dans le monde”. 


La subtilité à côté de laquelle passe le stoïcisme contemporain est que la bonne manière de se saisir d’un événement qui nous affecte n’est pas systématiquement d’y voir le positif ou de considérer qu’il nous renforce mais de le faire coïncider avec notre projet existentiel. 


L’émotion, plus qu’une interprétation ?


Notez que tout repose jusqu’ici sur le postulat selon lequel une émotion provient non pas de la situation en elle-même mais de l'interprétation qu’on en fait. Nous l’avons résumé par le schéma : Situation → Interprétation → Émotion. 

Sur le papier, ça semble logique. Mais est-ce bien le cas ? Pour mettre ce postulat à l’épreuve, des chercheurs (Öhman & Soares, 1993 ; 1994) ont présenté très brièvement des images de serpents ou d’araignées à des personnes, si brièvement qu’elles n’avaient pas conscience d’y avoir été exposées. Ils mesuraient pendant ce temps leur activité électrodermale afin d’identifier si les stimuli menaçants (serpents et araignées) déclenchaient une réaction corporelle de stress. Nous avons ici affaire à des individus inconscient de ce qui leur était présenté, donc incapables de l’interpréter. Pourtant, on constate l'augmentation de leur activité électrodermale. Autrement dit, indépendamment de toute interprétation consciente, le corps émet des réactions de stress face aux stimuli menaçant. Ces résultats scientifiques ont largement été répliqués par divers protocoles de recherches similaires.  


Après tout, l’ensemble du vivant ressent sans être doté d’un esprit conscient. Les animaux sont même doués d’émotions proches de celles que peut vivre l’humain. Les organismes vivants n’ont pas attendu la capacité à émettre des interprétations conscientes pour éprouver des réactions émotionnelles. 


L’émotion est un fait biologique avant d’être un fait de la conscience. Les neurosciences affectives l’envisagent ainsi dans le cadre de sa double fonction évolutive : 


l’émotion est à la fois,


  • source d’information, en alertant sur ce qui importe pour notre survie et notre intégrité psychologique ; 

  • source d’énergie, en préparant le corps à une action adaptée.


Une de mes patientes m’annonce un jour qu’elle doit interrompre le suivi pour se rendre à Paris afin d’être auprès de son père à qui un diagnostic de cancer avait été annoncé. Nous travaillions depuis un moment sur ses conflits avec son père, sur sa dépression, son manque d’élan, son manque d’estime, son sentiment que rien n’avait de sens. L’annonce du diagnostic a éveillé en elle une forte émotion de peur. Cette émotion soudaine venait lui rappeler ce qui comptait et lui prodiguer dans le même temps l'énergie dont elle manquait pour agir enfin. Les conflits avec son père, son manque d’élan et d'estime passaient au second plan.


L’émotion n’est pas un problème en soi. Elle annonce qu’un besoin fondamental est en jeu, fournit l'énergie et dispose l’organisme à l’action pour cela. Nombreux sont mes patients qui, fort d’un stoïcisme mal compris, me répondent “A quoi ça sert de s'attarder sur l’émotion ? Ce n’est pas pleurer qui va m’aider à aller mieux. Je me dis qu’il y a pire que moi, je focus sur le positif et j’avance”. Ce sont les mêmes qui se plaignent d’avoir des problèmes de sommeil, de santé physique inexpliqués et de s’adonner à des compulsions de grignotages et de petites  addictions en tout genre dont ils ne parviennent pas à se défaire. Ne pas prendre le temps de considérer une émotion les empêche d’accéder aux enjeux psychologiques fondamentaux pour eux, et dans le même temps, de traiter leurs problèmes de vie en profondeur. 



Par-delà stoïcisme et hédonisme


Nous terminons par le plus important. Que faire alors de l’émotion négative quand “voir les choses différemment” ne suffit plus ? Quand, après avoir agi sur ce qui dépendait de nous, la souffrance perdure ? Le stoïcisme n’a alors plus qu’un seul coup à nous proposer : acceptez et n’espérez rien pour prévenir des souffrances futures. Accepter son sort et ne rien attendre est en effet une bonne manière de ne pas être déçu… Cet arsenal conceptuel ne vise qu’un seul but : l’ataraxie. Autrement dit, la paix de l’âme, la tranquillité de l’esprit, l’absence de troubles… Bref, autant de synonymes renvoyant à quelque chose d’incompatible avec l’émotion, ou du moins, un bon nombre d’entre elles. Une large part de la palette émotionnelle qu’un humain éprouve au cours de sa vie est tout au plus tolérée sinon rejetée. C’est la même chose pour l’épicurisme qui, si ses moyens sont différents, partage cette même finalité d’ataraxie. On trouve souvent cet appel faussement sage à trouver l’équilibre entre stoïcisme et épicurisme. Or, il ne s’agit pas simplement de trouver un juste milieu entre ces deux courants mais de les dépasser car c’est leur finalité commune qui pose problème. Il y a en effet quelque chose d'aseptisant dans cette quête acharnée du stoïcisme et de l’épicurisme pour l’ataraxie. Ils rejettent tous deux une part essentielle de l’existence, le trouble, l'intranquillité, l’émotion. 


Rendons cependant à Marc-Aurèle ce qui est à Marc-Aurèle, le stoïcisme aide probablement bien plus de personnes qu’il n’en dessert. J'ai moi-même trouvé dans la formule “Qu’il me soit donné la force d’agir sur ce qui dépend de moi, le courage d’accepter ce qui ne dépend pas de moi et la sagesse de discerner l’un de l’autre” une solution à tout problème de la vie lorsque je la découvris adolescent. Puis je suis tombé sur cette autre recommandation : “n’espère rien”. C’est là que mon idylle s’est achevée. Car j’aime l’espoir. Je me roule dedans tous les matins comme un goret car j’aime l’enthousiasme de rêver grand, la nervosité de se lancer, l’impatience d’attendre les résultats, la déception de ne pas les atteindre, la désillusion de constater que je suis trop peu pour rêver si grand, l’enthousiasme de m’illusionner à nouveau le lendemain.


La palette émotionnelle de l’espoir est riche, intense et diverse. Elle remplit une part essentielle de la vie que le stoïcisme semble vouloir amputer. C’est ici qu’un nouveau rapport aux émotions émerge : ne pas se limiter à les accepter, ni à les tolérer comme des désagréments inévitables, mais apprendre à les aimer pour ce qu’elles sont — non parce qu’elles servent un but, mais parce qu’elles sont la vie même qui nous traverse. Nietzsche propose ce que le stoïcisme n’a pas osé aboutir, il parlait d’amor fati, l’amour du destin : plus que l’accepter, aimer ce qui arrive, y compris ses turbulences intérieures.

Après avoir appris à ne pas être esclave des émotions, il reste à reconnaître qu’elles font partie de ce qui rend l’existence riche et pleine. La paix n’est pas l’unique horizon, existe aussi la vitalité.


Si vous souhaitez un contenu plus immersif accompagné d’exemples concrets issus de ma pratique, cet article est accompagné d’un podcast accessible ici :


 
 
 

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